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Le large mouvement médiatique et politique de levée de boucliers, face au phénomène, prétendu massif de délocalisations, nécessite une prise de recul historique et géopolitique. Plutôt qu’un phénomène franco-français, il faut penser les délocalisations comme une dynamique d’un mouvement plus large, celui de l’organisation de la production à l’échelle mondiale, aussi appelée division internationale du travail.

Une première précaution consisterait à dresser un état des lieux chiffré du problème. A ce propos, les seules études semblent plutôt en démentir l’importance réelle. Cependant, cette relativisation comptable se heurte, d’une part à des difficultés de comptabilisation et d’autre part, ne saurait faire oublier les nombreux témoignages et exemples qui confortent l’idée d’une accélération de ce phénomène.

Une deuxième précaution conduit à envisager l’aspect réellement nouveau de ce qui n’est finalement qu’un approfondissement de la division internationale du travail. Depuis le 18ème siècle, et l’économiste anglais D. Ricardo, un assez large consensus s’est fait parmi les économistes pour juger que l’extension d’un marché, au niveau de l’échange comme de la spécialisation du travail, était globalement bénéfique à chaque partenaire. C’est sur cette base que les pays en voie de développement ont été fortement incités à s’insérer dans le commerce mondial en vue de leur croissance économique. Dans une large mesure cependant, cette extension des marchés s’est faite de manière relativement inégalitaire, conduisant plutôt à une exploitation des ressources primaires à bas prix, en échange de produits à forte valeur ajoutée.

La nouveauté est aujourd’hui largement mise en avant : les pays émergents sont désormais capables d’assurer des productions qualifiées à l’aide d’une main d’œuvre compétente, remettant en cause l’idée d’une spécialisation laissant la part belle aux pays industrialisés. La perspective d’une concurrence intégrale, sans avantage en terme de compétence, tout en subissant un fort désavantage de coût, semble soudain insupportable à des pays longtemps fervents partisans du processus d’ouverture des marchés.

Ces peurs, légitimes en terme d’intérêt particulier, naissent d’une focalisation sur le court terme à propos de ce redécoupage de la division internationale du travail. La prise de parts de marché et la montée en gamme des industries des pays émergents s’inscrivent dans un processus de rattrapage économique, dont on peut raisonnablement penser qu’il conduira au développement global de ces pays. La croissance économique nourrirait alors deux évolutions profitables à tous. D’une part, une consommation plus dynamique se ferait jour, en partie orientée vers les biens et services produits par les pays industrialisés. D’autre part, la redistribution des fruits de la croissance contribuerait à gommer les écarts salariaux, l’enrichissement d’un pays coïncidant historiquement avec l’augmentation des salaires et le développement des droits sociaux. Si ce processus de rattrapage s’opère, l’intérêt commun est restauré à moyen terme puisque tous les pays profiteraient d’une activité économique renforcée entre pays homogènes et enrichis. L’exemple en Europe de pays comme l’Espagne ou l’Irlande est notamment cité pour témoigner de la réussite à moyen terme de ces politiques de rattrapage.

De plus, le fait que les délocalisations touchent aujourd’hui des secteurs plus qualifiés n’enlève rien à l’importance de considérer la balance globale de cette mondialisation de la production, en terme d’emplois et de contenu de ces emplois. Si Renault développe certaines unités de production dans les pays de l’Est, et envisage aujourd’hui de vendre aussi sa Logan sur le marché français, le constructeur vient d’annoncer une importante vague d’embauches en France, notamment dopée par ses bons résultats.

La délocalisation des activités manufacturières doit aussi s’appréhender en relation avec la perte de pouvoir stratégique et concurrentiel de ces activités. Le processus de production peut être vue comme une chaîne d’activité, qui va de sa conception à sa commercialisation. Les revenus issus de la vente sont ensuite répartie entre ses activités ; aujourd’hui, ce sont les activités de conception et d’intégration des sous-ensembles du produit qui sont considérés comme critiques, et qui extraient donc l’essentiel de la valeur ajoutée. Ce n’est pas un hasard si ces phases ne sont que rarement externalisées et restent localisées au sein des pays occidentaux. Il n’est donc pas du tout évident de prétendre que ces délocalisations contredisent l’argument d’un enrichissement mutuel lié à l’échange économique et à l’extension des marchés.

Plus généralement, la méfiance à l’égard de la recomposition du paysage économique peut se lire comme une divergence entre deux visions de l’activité économique : celle qui l’envisage comme une composante essentielle d’un espace national politique, et celle qui l’appréhende en terme d’opportunités individuelles, indépendantes de leur appartenance nationale. Si l’économie est un marché, où chacun exploite ses capacités, alors l’extension de ce marché et les opportunités qu’offre une concurrence accrue sont bénéfiques et doivent être acceptées. Si cette activité économique est le ciment d’un pacte social entre individus d’un Etat, celui-ci se doit de borner son extension à la conservation de ce pacte, éventuellement au détriment de son dynamisme. Le débat est alors politique, et doit être mené comme tel, et non au travers d’arguments économiques infondés et manipulés.